Ahmed Sefrioui ouvre sa boîte à merveilles
L'Economiste le 11 - 08 - 1994
L'Economiste le 11 - 08 - 1994
Ahmed
Sefrioui, pionnier des écrivains marocains d'expression française, vit
une sorte de sagesse. Le monde du mysticisme continue de le fasciner. De
sa vie, il regrette de ne pas avoir beaucoup écrit. Mais il ne regrette
pas d'avoir écrit en langue française.
Quand il parle, il garde une aisance étonnante. A 79 ans, Ahmed Sefrioui, doyen des écrivains marocains de langue française, résiste tant bien que mal à l'épreuve du temps: il n'entend pas assez et il est presque aveugle. La sérénité de son esprit demeure toutefois intacte. "Je ne regrette pas d'avoir écrit en français. Cela m'a assuré une large audience", dit-il. Contrairement à quelques-uns de ses successeurs, Sefrioui ne souffre pas de "problème d'identité" ou de "déchirement personnel". "A travers mes écrits, c'est l'âme marocaine profonde que je voulais étudier. Et cela se manifeste surtout chez le petit peuple et je suis sorti d u petit peuple ", poursuit-il. Il récuse le qualificatif d'écrivain folklorique que lui infligent ses détracteurs et précise que ses oeuvres sont des fictions. Sefrioui a écrit quatre livres: "Le Chapelet d'ambre", "la Boîte à merveilles", la Maison de servitude" et "le Jardin des sortilèges". "Je regrette de ne pas avoir beaucoup écrit", confie-t-il.
Une vie difficile
L'ascension sociale de Sefrioui s'est effectuée étape par étape. L'homme est issu d'un milieu pauvre . Son père était artisan à Fès. Il commence en 1921 ses études à l'école coranique, à l'âge de 6 ans. "L'été, on travaillait dans les mosquées", se souvient-il. A 12 ans, il change de cadre: il entre à l'école française des Lamtaiyyines du quartier, vieux de plus de trois siècle, de "Foundouq Lihoudi", à Fès. Il termine ses études secondaires, puis remonte vers Rabat pour préparer un diplôme d'interprétariat à l'Institut des Hautes Etudes. Il abandonne en cours de route. "J'étais très pauvre. Mes parents étaient pauvres. Donc, je devais retourner à Fès", précise-t-il. Il travaille pour quelque temps dans un cabinet d'avocat, puis tente un concours pour devenir "agent technique des arts indigènes". Sefrioui l'emporte haut la main. Il est recruté au Musée de Fès où il travaillera durant 15 ans.
Malgré sa pauvreté, Ahmed se révèle un être sensible. Il s'investit dans la peinture. Un artiste-peintre français lui ouvre son atelier durant quatre ans. "Je ne savais pas si la peinture menait à quelque chose. Et puis, je n'avais jamais voyagé en dehors du Maroc", raconte-t-il. Outre le pinceau, le jeune Ahmed manie aussi la plume. De lui, Robert Kemp écrit: "son oeil voit bien, sa plume a la souplesse d'un pinceau et la pointe aiguë d'un crayon". Sefrioui commence par écrire des articles, puis rédige à tête reposée des contes. Un jour, il apprend qu'il y a un concours littéraire: le Prix littéraire du Maroc. Il rassemble ses contes et les envoie, sans trop d'illusions d'ailleurs. En 1947, le Protectorat est toujours puissant: les Marocains souffrent de discriminations. "Je ne croyais pas à ces prix-là. Et étant Marocain, j'aurai été écarté automatiquement. Et puis, je n'avais pas confiance totale en ce que j'écrivais", ajoute-t-il. Surprise: le manuscrit remporte le Prix. Il est édité sous le titre: Le Chapelet d'ambre. Quelque temps après, Sefrioui écrit: "La Boîte à merveilles". Mais l'essentiel de son temps, il le consacre à l'Administration.
Un défi au Protectorat
Il grimpe les échelons à coups d'examens et de concours. Lorsqu'il remporte, loin derrière les Français, un concours d'inspecteur d'artisanat, les autorités du Protectorat acceptent de lui donner les émoluments, mais lui refusent le titre d'inspecteur. Explication: "le titre est réservé seulement aux Français". Ahmed n'est pas né de la dernière pluie. Il refuse et déclenche une campagne médiatique contre les autorités administratives du Protectorat. "ça pouvait me coûter cher", dit-il. Il obtient partiellement gain de cause, puisque il sera désigné conseiller d'artisanat. Mais c'est un titre personnel inventé par la Résidence générale pour résoudre le problème. Au lendemain de l'Indépendance, il aura fallu une consultation d'un professeur de droit de Paris pour que Sefrioui retrouve son titre d'inspecteur. Au gré des gouvernements qui changent, Ahmed Sefrioui est tantôt dans le tourisme, tantôt dans l'artisanat ou encore dans l'Education nationale au point que lorsqu'arrivé au seuil de la retraite, "on ne savait pas où se trouvait mon dossier", poursuit-il. Sefrioui quitte l'Administration sur un ton quelque peu amer. Mais l'écrivain prendra rapidement le dessus sur le fonctionnaire, Ahmed Sefrioui effectue des travaux de plume, préface les guides bleus, participe dans la Grande Encyclopédie du Maroc...
Aujourd'hui, Ahmed Sefrioui vit une sorte de sagesse. Il contemple la vie. Il trouve que le fait de marcher ou de regarder les fleurs est "quelque chose de merveilleux". Il n'écrit plus, car il n'a plus la force mécanique pour le faire. Avec Camille Riteau, sa femme, il a célébré dernièrement son 55ème anniversaire de mariage.
A.Z.
Sur Tahar Ben Jelloun:
"Pas de style"
"CE que je reproche à Tahar Ben Jelloun, c'est de ne pas avoir de style".
"C'est ainsi que s'exprime Ahmed Sefrioui, doyen des écrivains marocains de langue française, à propos de celui qui a été dernièrement plébiscité par les cadres lors de l'enquête de L'Economiste-Sunergia sur les vedettes. Il qualifie "La Nuit sacrée", Prix Goncourt de 1987, de quelque chose "d'affreux" et "d'abominable parce que c'est faux". Pour Ahmed Sefrioui, un écrivain doit être "un homme d'une sincérité absolue qui ne doit pas tromper les autres surtout un type comme Tahar Ben Jelloun. On croit à l'étranger ce qu'il écrit sur le Maroc. Il n'a pas le droit de tromper tous ces gens qui le croient. C'est un crime". Selon Sefrioui, Benjelloun n'a pas "une écriture qui frappe". Le doyen des écrivains marocains de langue française considère Driss Chraïbi "plus honnête" que Benjelloun. Il explique l'ascension fulgurante de l'auteur de "l'homme corrompu" (en fait "l'Homme rompu") par sa position exceptionnelle de "journaliste basé à Paris".
Evoquant l'évolution de la littérature marocaine d'expression française, Ahmed Sefrioui estime qu'elle est passée actuellement "entre les mains des universitaires". La première génération des écrivains est "sortie du peuple", comme Kateb Yassine. Selon lui, "cette génération racontait des choses vraies et utilisait l'amour de la langue". Sefrioui, qui ne regrette pas d'avoir écrit en français, insiste sur l'importance des langues étrangères. "Nous avons besoin d 'une fenêtre culturelle sur le monde, que ce soit le français ou l'anglais", dit-il.
Entretien avec Ahmed Sefrioui
Dans l'entretien qu'il nous accordé à son domicile de Rabat, l'écrivain Ahmed Sefrioui parle de son oeuvre, de ses déboires avec l'administration du Protectorat, du style et de ses goûts pour les chats. Il évoque son enfance à Fès et sa rencontre avec Camille Riteau, sa femme. Pour lui, l'écriture peut mener à la sagesse, à la modestie.
- L'Economiste: naît-on ou devient-on écrivain?
-M. Ahmed Sefrioui: Il faut avoir quand même des dons assez particuliers pour être écrivain. Il n'y a pas de doute: il faudrait que la sensibilité soit extrêmement vive pour que vous puissiez être touché par les moindres choses. Parce qu'à mon avis un écrivain n'est pas un scientifique. C'est un littéraire qui doit être avant tout sensible aux êtres et aux choses. C'est-à-dire qu'il doit aimer énormément tout ce qui l'entoure et tout ce qui est vivant. C'est cet amour même de la vie qui le pousse à écrire. Il faut qu'il connaisse aussi une langue à la perfection. que ce soit le français, le chinois ou Je ne sais quelle langue. Il faut la bien connaître et dans ses moindres nuances. Pour assurer la permanence et la survie d'une oeuvre. il faut que la langue. qui est la base. soit très soignée, belle. juste. vraie et musicale. Et le français est une langue très musicale quand on la connaît. Si l'on veut devenir écrivain pour chercher la gloire ou l'argent, on ne réussit pas. Ce n'est pas du tout un métier rentable; ça peut le devenir. Mais pour cela, on n'a pas tellement besoin de talent. Il faut avoir des relations ou des accointances avec des gens politiques ou des choses comme ça. Un vrai écrivain ne gagne pas nécessairement de l'argent et n'écrit pas beaucoup de livres. Il y a des gens qui sont extrêmement prodigues et qui peuvent écrire beaucoup. Mais cela ne prouve rien du tout.
- Votre oeuvre s'est-elle limitée à deux livres, "Le Chapelet d'ambre" et "La Boîte à merveilles"?
- J'ai écrit quatre livres de fiction: Le Chapelet d'ambre, La Boîte à merveilles, La Maison de servitude et Le Jardin des sortilèges. J'ai en revanche écrit beaucoup de livres de documentation et de tourisme.
- A travers vos romans, quel était votre message?
- A travers mes écrits, c'était l'âme marocaine profonde que je voulais étudier. Je suis un homme extrêmement croyant. Pour moi, la société marocaine est une société religieuse. Je voulais donc révéler l'âme religieuse de chaque citoyen marocain. Et cela se manifestait surtout chez le petit peuple et je suis sorti du petit peuple. Je suis fils d'artisan. J'ai vécu dans des milieux très modestes de la ville de Fès. Aucune ville ne peut se prêter à quelque chose de mystique comme la ville de Fès. il n'y a pas de doute. Vous n'avez rien lu de moi?!
- Si, Le Chapelet d'ambre.
- Alors. Le Chapelet d'ambre est une oeuvre de stratification: ce sont des contes qui paraissent presque comme des contes folkloriques. Or, il n'y a pas du tout de folklore là dedans. C'est entièrement inventé. Ce sont des contes à sens superposé. C'est-à-dire qu'on peut parfaitement les donner à un enfant et il comprend parce qu'il y a suffisamment une atmosphère, des personnages et du merveilleux. A un degré plus haut, on peut chercher dans ces contes la signification morale, philosophique, métaphysique ou mystique. Voilà pour Le Chapelet d'ambre. La Boîte à merveilles est construit selon les mêmes principes: c'est la vie de tous les jours. Il peut être lu par le profane et le trouver agréable et en même temps, on peut trouver des vérités cachées.
- Comment s'est passée votre enfance à Fès?
- Le plus banalement possible. J'ai fait l'école coranique de6ansjusqu'à l'âge de 12 ans (NDLR de 1921 à 1927). Puis, un de mes oncles m'a amené à l'école franco-marocaine située à "Foundouq lihoudi", un vieux quartier de Fès qui se trouvait aux fins fonds de la médina. Après, je suis allé au collège Moulay Driss où j'ai passé sept ans. Je suis ensuite venu à Rabat pour faire l'interprétariat à l'Institut des Hautes Etudes. Je n'ai pas pu terminer mes études parce que mes parents étaient dans une situation extrêmement difficile: j'étais très pauvre et ils étaient très pauvres. J'étais malade à Rabat.
A la gare avec Moulay Ahmed Alaoui
Je suis donc retourné à Fès pour aller voir le directeur du Collège Moulay Driss. Je lui ai dit: "je ne peux plus continuer, il faut m'aider à trouver un travail". Nous avons cherché ensemble. D'abord, j'ai travaillé chez un avocat français. Pendant ce temps là, j'ai été un des rares Marocains qui pratiquaient de la peinture sous la direction d'un artiste-peintre avec qui j'ai travaillé dans son atelier pendant quatre ans. Mais, à cette époque, la peinture ne menait à rien et je n'avais jamais voyagé en dehors du Maroc. Un jour, le directeur m'a dit qu'il y a un concours pour devenir agent technique dans les arts indigènes: il y avait une seule place. Je me suis préparé un petit peu . Il y avait une épreuve de dessin et une autre de connaissances générales . Nous étions huit Marocains à postuler pour ce poste. Je suis passé premier et j'ai eu la place. C'était un emploi assez subalterne, réservé aux seuls Marocains. J'ai été recruté au Musée de Fès où je suis resté pendant 15 ans. J'ai appris énormément de choses sur l'artisanat. A 24 ans, je me suis marié avec une Française. Récemment, nous avons fêté notre 55ème anniversaire de mariage.
- C'était un mariage d'amour ?
Oui...un mariage...Comme tous les jeunes, on ne sait rien l'un de l'autre. On ne sait rien de la vie. Pour moi, c'était une étrangère très jolie, agréable. Pour elle, peut-être que c'était de l'exotisme que de vivre avec un jeune Marocain....Je ne sais pas. Peut-être que c'est ça qui nous a poussés l'un vers l'autre. Son père était un capitaine à la retraite qui avait la gueule cassée. Il vivait à Tanger et il avait un terrain à Fès. Elle était donc venue voir son père. Nous nous sommes vus pour la première fois dans un café qui dominait la ville de Fès. Nous avons bavardé. Et durant une année, nous avons échangé des lettres. Elle est revenus et je suis allé la chercher à la gare avec Moulay Ahmed Alaoui.
- Le ministre d'Etat?
- A l'époque, il n'était pas ministre d'Etat. C'était mon copain
Je me suis marié avec Camille dans la semaine de son retour. Nous avons deux fils, un décorateur à Angers et un autre cinéaste à Rabat. J'ai également une fille, historienne de formation, ex-journaliste et qui travaille actuellement aux Editions Flammarion. A notre mariage, les jeunes faisaient beaucoup de politique. J'ai écrit dans l'Action du Peuple. J'avais étalement une espèce de cercle littéraire que je présidais . En 1947. Le Chapelet d'ambre a eu un prix sur manuscrit. Il y avait un concours littéraire appelé Prix du Maroc et qui n avait jamais été attribué à un Marocain. J'avais aperçu le concours dans les journaux et j avais envoyé une dizaine de contes, sans me faire trop d'illusions. D'abord. parce que je ne crois pas à ces prix-là. Et ensuite. étant Marocain, j'ai pensé que je serais automatiquement écarté et puis je n'avais pas confiance totale en ce que j'écrivais. Lorsque j'ai gagné le prix, les maisons d'édition m'ont demandé de l'éditer. J'ai accepté d'être édité chez Jullian. A la parution, Le Chapelet d'ambre a eu plus de 300 articles littéraires pour l'annoncer. C'était des articles délirants. Alors, j'ai commencé à prendre connaissance que ce que j'avais écrit renfermait quelque chose d'intéressant. J'ai attendu un petit moment, puis j'ai écrit la "Boîte à merveilles" car il fallait à l'époque gagner sa vie et ce n'était pas facile.
Un conflit avec le chef de service
Grimper les échelons administratifs du temps du Protectorat n'était pas une tâche aisée: il fallait passer tellement de concours et d'examens! Et s'il y avait parmi les postulants un Français, vous êtes sûr d'être écarté. Je me rappelle que j'avais passé un concours pour être inspecteur des arts marocains et je suis passé premier devant tous les autres Français. Mon chef de service m'a appelé pour me dire que le titre d'inspecteur ne peut être accordé qu'à un Français. Sur le plan matériel, j'allais avoir la même rémunération mais pas le titre d'inspecteur. J'ai refusé et j'ai dit à mon de chef service: "je vais introduire une action contre vous". J'ai alerté les journalistes dont celui du Monde. اa pouvait me coûter cher. Finalement, c'est le Résident général qui s'est occupé de l'affaire. J'ai été invité à Rabat. Le directeur de l'Intérieur m'a dit d'être raisonnable. J'ai répondu que moi je n'avais rien demandé: j'ai passé le concours, je suis premier, je demande donc le titre et les émoluments, c'est simple. Pour résoudre le problème, le directeur de l'Intérieur m'a dit qu'on allait créer spécialement pour moi et à titre personnel le titre de Conseiller à l'artisanat, avec les mêmes avantages qu'un inspecteur. En ce moment-là, l'Indépendance pointait et je me suis dit pourquoi pas. Quand l'Indépendance est arrivée, je fus nommé directeur de l'artisanat. Des voix se sont élevées alors pour dire que le titre de conseiller n'existe pas et que par conséquent je ne suis pas en conformité avec le cadre administratif.
L'affaire est arrivée devant les tribunaux. Un professeur de droit à Paris a été consulté. il a estimé que j'avais les mêmes droits qu'un inspecteur. J'ai été donc nommé inspecteur. Mais j'ai quitté l'artisanat pour aller travailler au cabinet de M. Guédira, alors ministre de l'Information. Quand le gouvernement a sauté, on m'a nommé directeur du tourisme. Seulement, c'était beaucoup trop beau pour moi. Les gens du Parti de l'Istiqlal m'ont fait comprendre qu'il valait mieux que je quitte les lieux. Je suis donc retourné à mes musées en tant que directeur. De 1959 à 1963, je me suis occupé également des monuments historiques. Arrive après Moulay Ahmed Alaoui, à la tête d'un super ministère (Artisanat, Information...). Je ne m'entends pas avec lui sur la manière de travailler et je pars à l'Education nationale pour monter son service culturel. Je reste là-bas jusqu'au jour où le gouvernement saute et Moulay Ahmed Alaoui débarque à l'Education nationale. Il m'invite à dîner et me propose de retourner aux Beaux-Arts. J'ai dit d'accord. A mon retour, j'ai trouvé tout par terre. J'ai écrit un long rapport au ministre sur l'état des lieux. A l'époque, j'ai eu comme directeur M. Slimani puis M. Mohammed El Fassi qui ne s'entendait pas avec moi sur le plan personnel. Un jour il m'avait dit: on ne s'entend peut-être pas sur certains points, surtout que tu ne parles pas l'arabe et tu le fais d'ailleurs exprès. Mais on ne peut parler de culture dans ce pays si tu n'y es pas. C'était gentil de sa part. Il m'a confié les arts, le folklore et les expositions. J'ai pris ma retraite en 1980. J'ai 79 ans, mon vieux. Je suis aveugle ou presque depuis quatre ans, et je n'entends pas bien.
- Quels sont les écrivains qui vous ont inspiré?
- D'abord, les livres sacrés: la Bible, le Coran. De l'âge de 6 à 12 ans, j'avais reçu une éducation traditionnelle. Après, j'ai été à la "Qaraouiyine". Pendant l'été, on travaillait dans des mosquées. J'ai toujours lu énormément, aussi bien en français qu'en arabe. Mes auteurs préférés - et non ceux qui m'ont inspiré - sont les auteurs classiques et les écrivains presque contemporains (fin du 19ème siècle et début du 20ème).
- Qu'est-ce que le style pour vous?
- Tout est là: avoir assimilé une langue et la connaître aussi bien dans son aspect extérieur grammatical que dans son aspect intérieur qu'est la musique intime. Si vous arrivez à percevoir cette musique et à la traduire et à l'interpréter, alors c'est ça votre style. Comme dit l'autre, le style c'est l'homme. Ce n'est pas l'aspect, c'est l'élément fondamental d'un texte, à la fois invisible et occulte.
- Quand vous avez commencé à écrire, comment imaginez-vous le Maroc de 1994?
- Quand j'ai commencé à écrire, je ne savais pas si le Maroc allait être ou pas libéré un jour de la colonisation. C'est ce qu'on craignait le plus. On se sentait très diminué, pas des citoyens à part entière. J'aurais aussi bien gagné ma vie de la même manière si le Protectorat avait duré. J'aurais été inspecteur ou conseiller. Mais je sentais bien que la dignité de l'homme n'est pas simplement de gagner sa vie mais d'être chez lui et de ne pas avoir quelqu'un au-dessus de lui, qui lui dicte ce qu'il doit faire. C'est ce que faisaient les Français.
- Vos livres sont le témoignage d'un Maroc pépère et tranquille, est-ce que c'était vraiment le cas?
- C'est ce qu'on a essayé de me reprocher en disant que pendant ce temps-là il y avait les Français, la police française qui emprisonnait les gens. Et après? Mais ces événements sont du ressort du journalisme. Ils n'ont pas d'impact sur notre vie profonde. Et c'était une attitude, ma part de ne pas vouloir nier que l'autre existe. Voyez comment notre société était harmonieuse et équilibrée. Si quelqu'un a faim, alors c'est toute la société qui est responsable, mais lui en premier. A l'époque, tout le monde était pauvre, mais les gens étaient solidaires. Il y avait surtout un plaisir de vivre qui n'existe plus. Maintenant, il faut se saouler pour être heureux.
Fès, un paradis où les gens portaient des vêtements déchirés
- Vos livres mythifient la ville de Fès. Est-ce raisonnable?
- La société traditionnelle de Fès était tellement équilibrée, pénétrée de vérité, que la ville était véritablement un paradis. Mais un paradis où il y avait des saletés, où l'hygiène n'était pas surveillée, où les gens portaient des vêtements déchirés, mais c'était un paradis quand même. Maintenant, les jeunes portent des jeans mais ne sont pas heureux. Les garçons dansent mais ne sont pas heureux. Nous, on ne dansait pas, mais nous étions quand même très heureux.
- Peut-être que ce que vous dites est faux?
- Les jeunes d'aujourd'hui ne sont pas heureux. Je le sais parce que je les vois et je vis avec eux. Cette époque n'est pas heureuse. Il n'y a qu'à lire l'ODJ (l'Opinion des Jeunes), cette espèce de feuille lamentable que Mounir Rahmouni nous impose chaque semaine: les filles se plaignent des garçons, les garçons se plaignent des filles, les parents se plaignent de leurs enfants et les enfants se plaignent des parents. Il y a un conflit constant. Alors ce n'est pas le bonheur.
- Peut-être que le bonheur se trouve dans le conflit, dans la différence?
- Bien compliqué!
- Est-ce que vous pensez que l'écriture mène à la sagesse?
- Je pense que oui. A condition que vous n'écriviez pas comme maintenant avec des ordinateurs. L'écriture vous oblige à vous concentrer, à aller au plus profond de vous-même. Avec les activités actuelles, on n'a pas beaucoup de temps pour faire ça. Il faut vraiment que les écrivains aient beaucoup de temps à perdre pour rester devant la page à chercher la phrase, le mot...C'est ce travail de séduction et de concentration qui mène à la sagesse, à la modestie.
- Quand avez-vous écrit pour la dernière fois?
- C'était l'année dernière. J'ai écrit une étude sur les bijoux citadins pour M. Abderrahmane Slaoui, le frère de M. Driss Slaoui qui était mon compagnon de classe. Je n'écris plus, car c'est extrêmement fatiguant pour moi, terriblement fatigant. Il faut que ce soit très éclairé et il faut que je sois très prés du texte; ça me fatigue.
- Dans votre parcours d'écrivain, regrettez-vous quelque chose?
- Je ne sais pas. Peut-être de ne pas avoir suffisamment écrit. Mais maintenant, je ne regrette pas d'avoir écrit en français, pas du tout. On devient célèbre par les dictionnaires et les manuels scolaires des enfants. Mes textes figurent dans les livres scolaires du Maroc, de l'Algérie et même des Etats-Unis.
- Si vous aviez les moyens d'écrire, quel aurait était votre prochain roman?
- Je n'ai encore rien dit. J'écrirais surtout dans le monde de la spiritualité, il n'y a pas de doute. J'écrirais des choses où le merveilleux se mêle intimement à la vie ordinaire. A mon avis, tout est merveilleux: marcher, regarder des fleurs, avoir des chats. Par exemple, je serais absolument très heureux d'écrire un livre sur les chats. On n'a jamais écrit sur les chats marocains.
- Y a-t-il des chats marocains?
- Mais oui, parce qu'il y a de très grands saints qui ont aimé des chats dans ce pays. Il y a Sidi Ali Boughaleb à Fès, Sidi Abdesslam Ben Mchich dans le Jbel et Sidi Haddi également dans le Jbel.
Sidi Abdesslam Ben Mchich est l'homme au petit chat. Mchich vient de "mouch" qui veut dire chat. Il y a entre 300 et 400 chats sous la tombe d'Abdesslam Ben Mchich. Sidi Boughaleb, patron des coiffeurs et des médecins, a vécu entre le 17ème et le 18éme siècles. Il y avait un texte du mouhtassib de Fès qui obligeait les bouchers à fournir de la viande tous les jours aux chats de Sidi Boughaleb. Les Haddaouas se promènent aussi avec des chats. Moi, je suis amoureux des chats. J'en ai actuellement sept. Autrefois, j'en avais une douzaine.
- Pour vous, c'est quoi la célébrité, la gloire?
- La gloire est une espèce d'étincelle. Quand j'ai eu le Prix du Président de la République, alors j'ai été célèbre à Paris avec notamment réception à l'Elysée, actualités, cinéma, photographes, journalistes. Mais ça a duré une semaine. C'était terriblement fatigant. J'ai dit "si c'est ça la célébrité, alors ce n'est pas la peine".
Propos recueillis par Abdelkhalek ZYNE
Quand il parle, il garde une aisance étonnante. A 79 ans, Ahmed Sefrioui, doyen des écrivains marocains de langue française, résiste tant bien que mal à l'épreuve du temps: il n'entend pas assez et il est presque aveugle. La sérénité de son esprit demeure toutefois intacte. "Je ne regrette pas d'avoir écrit en français. Cela m'a assuré une large audience", dit-il. Contrairement à quelques-uns de ses successeurs, Sefrioui ne souffre pas de "problème d'identité" ou de "déchirement personnel". "A travers mes écrits, c'est l'âme marocaine profonde que je voulais étudier. Et cela se manifeste surtout chez le petit peuple et je suis sorti d u petit peuple ", poursuit-il. Il récuse le qualificatif d'écrivain folklorique que lui infligent ses détracteurs et précise que ses oeuvres sont des fictions. Sefrioui a écrit quatre livres: "Le Chapelet d'ambre", "la Boîte à merveilles", la Maison de servitude" et "le Jardin des sortilèges". "Je regrette de ne pas avoir beaucoup écrit", confie-t-il.
Une vie difficile
L'ascension sociale de Sefrioui s'est effectuée étape par étape. L'homme est issu d'un milieu pauvre . Son père était artisan à Fès. Il commence en 1921 ses études à l'école coranique, à l'âge de 6 ans. "L'été, on travaillait dans les mosquées", se souvient-il. A 12 ans, il change de cadre: il entre à l'école française des Lamtaiyyines du quartier, vieux de plus de trois siècle, de "Foundouq Lihoudi", à Fès. Il termine ses études secondaires, puis remonte vers Rabat pour préparer un diplôme d'interprétariat à l'Institut des Hautes Etudes. Il abandonne en cours de route. "J'étais très pauvre. Mes parents étaient pauvres. Donc, je devais retourner à Fès", précise-t-il. Il travaille pour quelque temps dans un cabinet d'avocat, puis tente un concours pour devenir "agent technique des arts indigènes". Sefrioui l'emporte haut la main. Il est recruté au Musée de Fès où il travaillera durant 15 ans.
Malgré sa pauvreté, Ahmed se révèle un être sensible. Il s'investit dans la peinture. Un artiste-peintre français lui ouvre son atelier durant quatre ans. "Je ne savais pas si la peinture menait à quelque chose. Et puis, je n'avais jamais voyagé en dehors du Maroc", raconte-t-il. Outre le pinceau, le jeune Ahmed manie aussi la plume. De lui, Robert Kemp écrit: "son oeil voit bien, sa plume a la souplesse d'un pinceau et la pointe aiguë d'un crayon". Sefrioui commence par écrire des articles, puis rédige à tête reposée des contes. Un jour, il apprend qu'il y a un concours littéraire: le Prix littéraire du Maroc. Il rassemble ses contes et les envoie, sans trop d'illusions d'ailleurs. En 1947, le Protectorat est toujours puissant: les Marocains souffrent de discriminations. "Je ne croyais pas à ces prix-là. Et étant Marocain, j'aurai été écarté automatiquement. Et puis, je n'avais pas confiance totale en ce que j'écrivais", ajoute-t-il. Surprise: le manuscrit remporte le Prix. Il est édité sous le titre: Le Chapelet d'ambre. Quelque temps après, Sefrioui écrit: "La Boîte à merveilles". Mais l'essentiel de son temps, il le consacre à l'Administration.
Un défi au Protectorat
Il grimpe les échelons à coups d'examens et de concours. Lorsqu'il remporte, loin derrière les Français, un concours d'inspecteur d'artisanat, les autorités du Protectorat acceptent de lui donner les émoluments, mais lui refusent le titre d'inspecteur. Explication: "le titre est réservé seulement aux Français". Ahmed n'est pas né de la dernière pluie. Il refuse et déclenche une campagne médiatique contre les autorités administratives du Protectorat. "ça pouvait me coûter cher", dit-il. Il obtient partiellement gain de cause, puisque il sera désigné conseiller d'artisanat. Mais c'est un titre personnel inventé par la Résidence générale pour résoudre le problème. Au lendemain de l'Indépendance, il aura fallu une consultation d'un professeur de droit de Paris pour que Sefrioui retrouve son titre d'inspecteur. Au gré des gouvernements qui changent, Ahmed Sefrioui est tantôt dans le tourisme, tantôt dans l'artisanat ou encore dans l'Education nationale au point que lorsqu'arrivé au seuil de la retraite, "on ne savait pas où se trouvait mon dossier", poursuit-il. Sefrioui quitte l'Administration sur un ton quelque peu amer. Mais l'écrivain prendra rapidement le dessus sur le fonctionnaire, Ahmed Sefrioui effectue des travaux de plume, préface les guides bleus, participe dans la Grande Encyclopédie du Maroc...
Aujourd'hui, Ahmed Sefrioui vit une sorte de sagesse. Il contemple la vie. Il trouve que le fait de marcher ou de regarder les fleurs est "quelque chose de merveilleux". Il n'écrit plus, car il n'a plus la force mécanique pour le faire. Avec Camille Riteau, sa femme, il a célébré dernièrement son 55ème anniversaire de mariage.
A.Z.
Sur Tahar Ben Jelloun:
"Pas de style"
"CE que je reproche à Tahar Ben Jelloun, c'est de ne pas avoir de style".
"C'est ainsi que s'exprime Ahmed Sefrioui, doyen des écrivains marocains de langue française, à propos de celui qui a été dernièrement plébiscité par les cadres lors de l'enquête de L'Economiste-Sunergia sur les vedettes. Il qualifie "La Nuit sacrée", Prix Goncourt de 1987, de quelque chose "d'affreux" et "d'abominable parce que c'est faux". Pour Ahmed Sefrioui, un écrivain doit être "un homme d'une sincérité absolue qui ne doit pas tromper les autres surtout un type comme Tahar Ben Jelloun. On croit à l'étranger ce qu'il écrit sur le Maroc. Il n'a pas le droit de tromper tous ces gens qui le croient. C'est un crime". Selon Sefrioui, Benjelloun n'a pas "une écriture qui frappe". Le doyen des écrivains marocains de langue française considère Driss Chraïbi "plus honnête" que Benjelloun. Il explique l'ascension fulgurante de l'auteur de "l'homme corrompu" (en fait "l'Homme rompu") par sa position exceptionnelle de "journaliste basé à Paris".
Evoquant l'évolution de la littérature marocaine d'expression française, Ahmed Sefrioui estime qu'elle est passée actuellement "entre les mains des universitaires". La première génération des écrivains est "sortie du peuple", comme Kateb Yassine. Selon lui, "cette génération racontait des choses vraies et utilisait l'amour de la langue". Sefrioui, qui ne regrette pas d'avoir écrit en français, insiste sur l'importance des langues étrangères. "Nous avons besoin d 'une fenêtre culturelle sur le monde, que ce soit le français ou l'anglais", dit-il.
Entretien avec Ahmed Sefrioui
Dans l'entretien qu'il nous accordé à son domicile de Rabat, l'écrivain Ahmed Sefrioui parle de son oeuvre, de ses déboires avec l'administration du Protectorat, du style et de ses goûts pour les chats. Il évoque son enfance à Fès et sa rencontre avec Camille Riteau, sa femme. Pour lui, l'écriture peut mener à la sagesse, à la modestie.
- L'Economiste: naît-on ou devient-on écrivain?
-M. Ahmed Sefrioui: Il faut avoir quand même des dons assez particuliers pour être écrivain. Il n'y a pas de doute: il faudrait que la sensibilité soit extrêmement vive pour que vous puissiez être touché par les moindres choses. Parce qu'à mon avis un écrivain n'est pas un scientifique. C'est un littéraire qui doit être avant tout sensible aux êtres et aux choses. C'est-à-dire qu'il doit aimer énormément tout ce qui l'entoure et tout ce qui est vivant. C'est cet amour même de la vie qui le pousse à écrire. Il faut qu'il connaisse aussi une langue à la perfection. que ce soit le français, le chinois ou Je ne sais quelle langue. Il faut la bien connaître et dans ses moindres nuances. Pour assurer la permanence et la survie d'une oeuvre. il faut que la langue. qui est la base. soit très soignée, belle. juste. vraie et musicale. Et le français est une langue très musicale quand on la connaît. Si l'on veut devenir écrivain pour chercher la gloire ou l'argent, on ne réussit pas. Ce n'est pas du tout un métier rentable; ça peut le devenir. Mais pour cela, on n'a pas tellement besoin de talent. Il faut avoir des relations ou des accointances avec des gens politiques ou des choses comme ça. Un vrai écrivain ne gagne pas nécessairement de l'argent et n'écrit pas beaucoup de livres. Il y a des gens qui sont extrêmement prodigues et qui peuvent écrire beaucoup. Mais cela ne prouve rien du tout.
- Votre oeuvre s'est-elle limitée à deux livres, "Le Chapelet d'ambre" et "La Boîte à merveilles"?
- J'ai écrit quatre livres de fiction: Le Chapelet d'ambre, La Boîte à merveilles, La Maison de servitude et Le Jardin des sortilèges. J'ai en revanche écrit beaucoup de livres de documentation et de tourisme.
- A travers vos romans, quel était votre message?
- A travers mes écrits, c'était l'âme marocaine profonde que je voulais étudier. Je suis un homme extrêmement croyant. Pour moi, la société marocaine est une société religieuse. Je voulais donc révéler l'âme religieuse de chaque citoyen marocain. Et cela se manifestait surtout chez le petit peuple et je suis sorti du petit peuple. Je suis fils d'artisan. J'ai vécu dans des milieux très modestes de la ville de Fès. Aucune ville ne peut se prêter à quelque chose de mystique comme la ville de Fès. il n'y a pas de doute. Vous n'avez rien lu de moi?!
- Si, Le Chapelet d'ambre.
- Alors. Le Chapelet d'ambre est une oeuvre de stratification: ce sont des contes qui paraissent presque comme des contes folkloriques. Or, il n'y a pas du tout de folklore là dedans. C'est entièrement inventé. Ce sont des contes à sens superposé. C'est-à-dire qu'on peut parfaitement les donner à un enfant et il comprend parce qu'il y a suffisamment une atmosphère, des personnages et du merveilleux. A un degré plus haut, on peut chercher dans ces contes la signification morale, philosophique, métaphysique ou mystique. Voilà pour Le Chapelet d'ambre. La Boîte à merveilles est construit selon les mêmes principes: c'est la vie de tous les jours. Il peut être lu par le profane et le trouver agréable et en même temps, on peut trouver des vérités cachées.
- Comment s'est passée votre enfance à Fès?
- Le plus banalement possible. J'ai fait l'école coranique de6ansjusqu'à l'âge de 12 ans (NDLR de 1921 à 1927). Puis, un de mes oncles m'a amené à l'école franco-marocaine située à "Foundouq lihoudi", un vieux quartier de Fès qui se trouvait aux fins fonds de la médina. Après, je suis allé au collège Moulay Driss où j'ai passé sept ans. Je suis ensuite venu à Rabat pour faire l'interprétariat à l'Institut des Hautes Etudes. Je n'ai pas pu terminer mes études parce que mes parents étaient dans une situation extrêmement difficile: j'étais très pauvre et ils étaient très pauvres. J'étais malade à Rabat.
A la gare avec Moulay Ahmed Alaoui
Je suis donc retourné à Fès pour aller voir le directeur du Collège Moulay Driss. Je lui ai dit: "je ne peux plus continuer, il faut m'aider à trouver un travail". Nous avons cherché ensemble. D'abord, j'ai travaillé chez un avocat français. Pendant ce temps là, j'ai été un des rares Marocains qui pratiquaient de la peinture sous la direction d'un artiste-peintre avec qui j'ai travaillé dans son atelier pendant quatre ans. Mais, à cette époque, la peinture ne menait à rien et je n'avais jamais voyagé en dehors du Maroc. Un jour, le directeur m'a dit qu'il y a un concours pour devenir agent technique dans les arts indigènes: il y avait une seule place. Je me suis préparé un petit peu . Il y avait une épreuve de dessin et une autre de connaissances générales . Nous étions huit Marocains à postuler pour ce poste. Je suis passé premier et j'ai eu la place. C'était un emploi assez subalterne, réservé aux seuls Marocains. J'ai été recruté au Musée de Fès où je suis resté pendant 15 ans. J'ai appris énormément de choses sur l'artisanat. A 24 ans, je me suis marié avec une Française. Récemment, nous avons fêté notre 55ème anniversaire de mariage.
- C'était un mariage d'amour ?
Oui...un mariage...Comme tous les jeunes, on ne sait rien l'un de l'autre. On ne sait rien de la vie. Pour moi, c'était une étrangère très jolie, agréable. Pour elle, peut-être que c'était de l'exotisme que de vivre avec un jeune Marocain....Je ne sais pas. Peut-être que c'est ça qui nous a poussés l'un vers l'autre. Son père était un capitaine à la retraite qui avait la gueule cassée. Il vivait à Tanger et il avait un terrain à Fès. Elle était donc venue voir son père. Nous nous sommes vus pour la première fois dans un café qui dominait la ville de Fès. Nous avons bavardé. Et durant une année, nous avons échangé des lettres. Elle est revenus et je suis allé la chercher à la gare avec Moulay Ahmed Alaoui.
- Le ministre d'Etat?
- A l'époque, il n'était pas ministre d'Etat. C'était mon copain
Je me suis marié avec Camille dans la semaine de son retour. Nous avons deux fils, un décorateur à Angers et un autre cinéaste à Rabat. J'ai également une fille, historienne de formation, ex-journaliste et qui travaille actuellement aux Editions Flammarion. A notre mariage, les jeunes faisaient beaucoup de politique. J'ai écrit dans l'Action du Peuple. J'avais étalement une espèce de cercle littéraire que je présidais . En 1947. Le Chapelet d'ambre a eu un prix sur manuscrit. Il y avait un concours littéraire appelé Prix du Maroc et qui n avait jamais été attribué à un Marocain. J'avais aperçu le concours dans les journaux et j avais envoyé une dizaine de contes, sans me faire trop d'illusions. D'abord. parce que je ne crois pas à ces prix-là. Et ensuite. étant Marocain, j'ai pensé que je serais automatiquement écarté et puis je n'avais pas confiance totale en ce que j'écrivais. Lorsque j'ai gagné le prix, les maisons d'édition m'ont demandé de l'éditer. J'ai accepté d'être édité chez Jullian. A la parution, Le Chapelet d'ambre a eu plus de 300 articles littéraires pour l'annoncer. C'était des articles délirants. Alors, j'ai commencé à prendre connaissance que ce que j'avais écrit renfermait quelque chose d'intéressant. J'ai attendu un petit moment, puis j'ai écrit la "Boîte à merveilles" car il fallait à l'époque gagner sa vie et ce n'était pas facile.
Un conflit avec le chef de service
Grimper les échelons administratifs du temps du Protectorat n'était pas une tâche aisée: il fallait passer tellement de concours et d'examens! Et s'il y avait parmi les postulants un Français, vous êtes sûr d'être écarté. Je me rappelle que j'avais passé un concours pour être inspecteur des arts marocains et je suis passé premier devant tous les autres Français. Mon chef de service m'a appelé pour me dire que le titre d'inspecteur ne peut être accordé qu'à un Français. Sur le plan matériel, j'allais avoir la même rémunération mais pas le titre d'inspecteur. J'ai refusé et j'ai dit à mon de chef service: "je vais introduire une action contre vous". J'ai alerté les journalistes dont celui du Monde. اa pouvait me coûter cher. Finalement, c'est le Résident général qui s'est occupé de l'affaire. J'ai été invité à Rabat. Le directeur de l'Intérieur m'a dit d'être raisonnable. J'ai répondu que moi je n'avais rien demandé: j'ai passé le concours, je suis premier, je demande donc le titre et les émoluments, c'est simple. Pour résoudre le problème, le directeur de l'Intérieur m'a dit qu'on allait créer spécialement pour moi et à titre personnel le titre de Conseiller à l'artisanat, avec les mêmes avantages qu'un inspecteur. En ce moment-là, l'Indépendance pointait et je me suis dit pourquoi pas. Quand l'Indépendance est arrivée, je fus nommé directeur de l'artisanat. Des voix se sont élevées alors pour dire que le titre de conseiller n'existe pas et que par conséquent je ne suis pas en conformité avec le cadre administratif.
L'affaire est arrivée devant les tribunaux. Un professeur de droit à Paris a été consulté. il a estimé que j'avais les mêmes droits qu'un inspecteur. J'ai été donc nommé inspecteur. Mais j'ai quitté l'artisanat pour aller travailler au cabinet de M. Guédira, alors ministre de l'Information. Quand le gouvernement a sauté, on m'a nommé directeur du tourisme. Seulement, c'était beaucoup trop beau pour moi. Les gens du Parti de l'Istiqlal m'ont fait comprendre qu'il valait mieux que je quitte les lieux. Je suis donc retourné à mes musées en tant que directeur. De 1959 à 1963, je me suis occupé également des monuments historiques. Arrive après Moulay Ahmed Alaoui, à la tête d'un super ministère (Artisanat, Information...). Je ne m'entends pas avec lui sur la manière de travailler et je pars à l'Education nationale pour monter son service culturel. Je reste là-bas jusqu'au jour où le gouvernement saute et Moulay Ahmed Alaoui débarque à l'Education nationale. Il m'invite à dîner et me propose de retourner aux Beaux-Arts. J'ai dit d'accord. A mon retour, j'ai trouvé tout par terre. J'ai écrit un long rapport au ministre sur l'état des lieux. A l'époque, j'ai eu comme directeur M. Slimani puis M. Mohammed El Fassi qui ne s'entendait pas avec moi sur le plan personnel. Un jour il m'avait dit: on ne s'entend peut-être pas sur certains points, surtout que tu ne parles pas l'arabe et tu le fais d'ailleurs exprès. Mais on ne peut parler de culture dans ce pays si tu n'y es pas. C'était gentil de sa part. Il m'a confié les arts, le folklore et les expositions. J'ai pris ma retraite en 1980. J'ai 79 ans, mon vieux. Je suis aveugle ou presque depuis quatre ans, et je n'entends pas bien.
- Quels sont les écrivains qui vous ont inspiré?
- D'abord, les livres sacrés: la Bible, le Coran. De l'âge de 6 à 12 ans, j'avais reçu une éducation traditionnelle. Après, j'ai été à la "Qaraouiyine". Pendant l'été, on travaillait dans des mosquées. J'ai toujours lu énormément, aussi bien en français qu'en arabe. Mes auteurs préférés - et non ceux qui m'ont inspiré - sont les auteurs classiques et les écrivains presque contemporains (fin du 19ème siècle et début du 20ème).
- Qu'est-ce que le style pour vous?
- Tout est là: avoir assimilé une langue et la connaître aussi bien dans son aspect extérieur grammatical que dans son aspect intérieur qu'est la musique intime. Si vous arrivez à percevoir cette musique et à la traduire et à l'interpréter, alors c'est ça votre style. Comme dit l'autre, le style c'est l'homme. Ce n'est pas l'aspect, c'est l'élément fondamental d'un texte, à la fois invisible et occulte.
- Quand vous avez commencé à écrire, comment imaginez-vous le Maroc de 1994?
- Quand j'ai commencé à écrire, je ne savais pas si le Maroc allait être ou pas libéré un jour de la colonisation. C'est ce qu'on craignait le plus. On se sentait très diminué, pas des citoyens à part entière. J'aurais aussi bien gagné ma vie de la même manière si le Protectorat avait duré. J'aurais été inspecteur ou conseiller. Mais je sentais bien que la dignité de l'homme n'est pas simplement de gagner sa vie mais d'être chez lui et de ne pas avoir quelqu'un au-dessus de lui, qui lui dicte ce qu'il doit faire. C'est ce que faisaient les Français.
- Vos livres sont le témoignage d'un Maroc pépère et tranquille, est-ce que c'était vraiment le cas?
- C'est ce qu'on a essayé de me reprocher en disant que pendant ce temps-là il y avait les Français, la police française qui emprisonnait les gens. Et après? Mais ces événements sont du ressort du journalisme. Ils n'ont pas d'impact sur notre vie profonde. Et c'était une attitude, ma part de ne pas vouloir nier que l'autre existe. Voyez comment notre société était harmonieuse et équilibrée. Si quelqu'un a faim, alors c'est toute la société qui est responsable, mais lui en premier. A l'époque, tout le monde était pauvre, mais les gens étaient solidaires. Il y avait surtout un plaisir de vivre qui n'existe plus. Maintenant, il faut se saouler pour être heureux.
Fès, un paradis où les gens portaient des vêtements déchirés
- Vos livres mythifient la ville de Fès. Est-ce raisonnable?
- La société traditionnelle de Fès était tellement équilibrée, pénétrée de vérité, que la ville était véritablement un paradis. Mais un paradis où il y avait des saletés, où l'hygiène n'était pas surveillée, où les gens portaient des vêtements déchirés, mais c'était un paradis quand même. Maintenant, les jeunes portent des jeans mais ne sont pas heureux. Les garçons dansent mais ne sont pas heureux. Nous, on ne dansait pas, mais nous étions quand même très heureux.
- Peut-être que ce que vous dites est faux?
- Les jeunes d'aujourd'hui ne sont pas heureux. Je le sais parce que je les vois et je vis avec eux. Cette époque n'est pas heureuse. Il n'y a qu'à lire l'ODJ (l'Opinion des Jeunes), cette espèce de feuille lamentable que Mounir Rahmouni nous impose chaque semaine: les filles se plaignent des garçons, les garçons se plaignent des filles, les parents se plaignent de leurs enfants et les enfants se plaignent des parents. Il y a un conflit constant. Alors ce n'est pas le bonheur.
- Peut-être que le bonheur se trouve dans le conflit, dans la différence?
- Bien compliqué!
- Est-ce que vous pensez que l'écriture mène à la sagesse?
- Je pense que oui. A condition que vous n'écriviez pas comme maintenant avec des ordinateurs. L'écriture vous oblige à vous concentrer, à aller au plus profond de vous-même. Avec les activités actuelles, on n'a pas beaucoup de temps pour faire ça. Il faut vraiment que les écrivains aient beaucoup de temps à perdre pour rester devant la page à chercher la phrase, le mot...C'est ce travail de séduction et de concentration qui mène à la sagesse, à la modestie.
- Quand avez-vous écrit pour la dernière fois?
- C'était l'année dernière. J'ai écrit une étude sur les bijoux citadins pour M. Abderrahmane Slaoui, le frère de M. Driss Slaoui qui était mon compagnon de classe. Je n'écris plus, car c'est extrêmement fatiguant pour moi, terriblement fatigant. Il faut que ce soit très éclairé et il faut que je sois très prés du texte; ça me fatigue.
- Dans votre parcours d'écrivain, regrettez-vous quelque chose?
- Je ne sais pas. Peut-être de ne pas avoir suffisamment écrit. Mais maintenant, je ne regrette pas d'avoir écrit en français, pas du tout. On devient célèbre par les dictionnaires et les manuels scolaires des enfants. Mes textes figurent dans les livres scolaires du Maroc, de l'Algérie et même des Etats-Unis.
- Si vous aviez les moyens d'écrire, quel aurait était votre prochain roman?
- Je n'ai encore rien dit. J'écrirais surtout dans le monde de la spiritualité, il n'y a pas de doute. J'écrirais des choses où le merveilleux se mêle intimement à la vie ordinaire. A mon avis, tout est merveilleux: marcher, regarder des fleurs, avoir des chats. Par exemple, je serais absolument très heureux d'écrire un livre sur les chats. On n'a jamais écrit sur les chats marocains.
- Y a-t-il des chats marocains?
- Mais oui, parce qu'il y a de très grands saints qui ont aimé des chats dans ce pays. Il y a Sidi Ali Boughaleb à Fès, Sidi Abdesslam Ben Mchich dans le Jbel et Sidi Haddi également dans le Jbel.
Sidi Abdesslam Ben Mchich est l'homme au petit chat. Mchich vient de "mouch" qui veut dire chat. Il y a entre 300 et 400 chats sous la tombe d'Abdesslam Ben Mchich. Sidi Boughaleb, patron des coiffeurs et des médecins, a vécu entre le 17ème et le 18éme siècles. Il y avait un texte du mouhtassib de Fès qui obligeait les bouchers à fournir de la viande tous les jours aux chats de Sidi Boughaleb. Les Haddaouas se promènent aussi avec des chats. Moi, je suis amoureux des chats. J'en ai actuellement sept. Autrefois, j'en avais une douzaine.
- Pour vous, c'est quoi la célébrité, la gloire?
- La gloire est une espèce d'étincelle. Quand j'ai eu le Prix du Président de la République, alors j'ai été célèbre à Paris avec notamment réception à l'Elysée, actualités, cinéma, photographes, journalistes. Mais ça a duré une semaine. C'était terriblement fatigant. J'ai dit "si c'est ça la célébrité, alors ce n'est pas la peine".
Propos recueillis par Abdelkhalek ZYNE
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